La vieille dame et la chatte – VII

-Eh! Eh! Dans tes rêves, jeune homme… C’est pas une colombe, c’est un pigeon albinos! Ah ces Québécois, c’qu’ils peuvent être cons parfois… 

Penchée près de son arceau à vélo, la nouvelle voisine, une Française qui n’a pas la langue dans sa poche, connaît bien les animaux. Nicky l’a constaté en observant la dame nourrir un à un ratons laveurs, dindons et autres bêtes sauvages qui rôdent dans le quartier depuis le début du confinement. (La vieille a aménagé l’appartement de l’autre côté de la ruelle, en mars, juste avant que l’état d’urgence ne soit déclaré.) A ses pieds, toutes les bestioles semblent domestiquées ; les nommant chacune par de drôles de sobriquets, elle leur parle, les caresse et les fait manger dans sa main des heures durant. 

-Euh… Merci pour la précision madame… et pour le compliment! Je m’appelle Nicky. Enchanté de faire votre connaissance…

-Tiens, tiens! Celui-là, il est con, mais mignon…

Bien que la vieille dame soit rude un brin, Nicky apprécie sa présence lumineuse. Lui, qui a toujours eu un faible pour les gens qui sortent de l’ordinaire, en elle, il vient de trouver une perle. 

En revanche, le voisin d’au-dessus, qui épie la scène de son balcon, lui ne la blaire d’aucune façon et il ne se gêne pas pour le faire savoir de sa voix nasillarde étouffée derrière son masque. Vêtu d’un peignoir de satin rouge et noir, le vieux rentier n’a rien de sympathique. 

-Tu devrais te t’nir loin d’celle-là, tu voe ben qu’c’t’une criss de folle… Depuis qu’est icitte, on a un zoo dans ruelle! Tiens toe loin, tu vas attraper du mal…

-Tiens donc! Notre ermite de luxe qui sort de son antre… En voilà une surprise! Eh ben, mon ptit vieux : sachez qu’la nature est bien heureuse que vous restiez confiné. Ha! Ha!

-Arrêtez d’les nourrir, baptême! Ça propage la maladie ces bibittes-là.

-Justement : rentrez donc vieille taupe!

Sur sa riposte cinglante, la voisine détache son cadenas et le dépose dans le panier d’osier accroché à sa bécane. Le vieux, qu’elle a cassé en deux, claque sa porte, le rideau qui balance. 

Nicky est plutôt d’accord avec la vieille dame, mais il a horreur de la bisbille (cela vient de son enfance). Il se garde de tout commentaire. Pour détendre l’atmosphère, il mime des jabs et des uppercuts en sifflotant la mélodie de Rocky. La vieille dame le toise.

-Pff! T’as rien d’un boxeur, toi. Tout d’un bouffon… Non mais quel agencement d’couleurs! Ha! Ha!

Nicky ne tient pas rigueur de la moquerie de la voisine, ramassant les papiers et détritus qui jonchent le stationnement, les jette dans la poubelle, puis tend du regard vers elle, à nouveau.

Faussement tremblotante, elle feint d’avoir du mal à lever la jambe pour enfourcher son vélo. « Nan… Elle ne m’aura pas, pense Nicky. » (L’autre jour, il a aperçu la vieille dame jouer sa comédie. Quand le vieux grincheux d’en haut est descendu de chez-lui pour aider la voisine à monter en selle, elle lui a pété dessus.)

Jouant d’indifférence, Nicky se détourne d’elle et s’étire précautionneusement le bas du dos. (Une hernie discale entre la 5e et la 6e vertèbre cervicale l’incommode depuis trop d’années. Tout ça à cause d’une idiotie d’un autre soir arrosé où, euphorique d’une victoire du Bleu Blanc Rouge, Nicky avait eu la brillante idée de soulever sur ses épaules un camarade qui fait deux fois son poids…) Plié jusqu’aux orteils, Nicky grommelle dégoulinant de transpiration. 

-Tu as chaud, Grosse Pelote?

Autant de familiarité le surprend, mais Nicky, qui ne dédaigne pas l’humour rustre de la vieille dame, se retourne avec une réponse bien salée, qu’il retient du bout des lèvres, heureusement, lorsqu’il constate qu’elle ne s’adressait pas à lui mais bien à la chatte qui fait sa toilette à l’ombre.

Une grosse femelle à fourrure blonde rouquine qui se lèche le derrière à qui mieux-mieux. On entend les ronronnements et les coups de langue. Rrrrr Rrrr Sllshsh Sllshsh Sllshsh Sllshsh Rrrr Rrrr Rrrr Rrr Sllshsh Sllshsh Sllshsh Rrrrr Sllshsh Sllshsh Rrrrrrrr… Ça devient malaisant. Nicky se relève, grimaçant.

-Hi! Hi! Elle a plus de souplesse que moi!

-J’crois qu’un peu d’yoga te f’rait pas d’tort, mon garçon!

-Vous m’imaginez faire ça ? Eh! Eh!

-Et pourquoi pas ?!

-Bof… J’préfère courir.

-Ha! Ha! Le coureur! Tu entends ça, Grosse Pelote ?!

Son salut au soleil achevé, la chatte s’étend de tout son flanc en bâillant aux corneilles. Elle fixe Nicky du regard, léchouille ses moustaches, puis tourne la tête langoureusement en direction de la vieille dame qui l’examine avec ses yeux de sorcière enchantée. 

-Regarde-la. Ha! Ha! Elle est folle de toi!

-Je comprends, à cette chaleur, ça aiguise… Hein Grosse Pelote ?!

Pattes dressées en l’air, la chatte se tortille comme une truite sur l’asphalte. 

-Ha! Ha! C’est que tu sembles lui plaire, jeune homme!  

-Hi! Hi! L’autre soir, elle est venue s’étendre dans le hamac avec moi pendant que j’flânais sur mon cell. Je l’ai flattée une grosse heure… Elle m’a ronronné ça tout l’long… 

-Oh! Purée! Fais gaffe! Plus on lui en donne, plus elle en veut. Elle peut devenir une vraie tache. Du vent, allez ouste! Dégage! 

Brusquée, la minette se relève, secouant sa fourrure avant de s’éloigner nonchalamment vers l’autre côté de la ruelle.

-Bon eh ben ça m’a fait plaisir de vous rencontrer…

-Guadeloupe.

-Bonne journée, Guadeloupe! Moi, c’est Nicky.

-A mon tour d’aller faire mes courses. Eh! Eh! Allez, bon courage Nicky!

La vieille dame empoigne sa bécane et quitte la ruelle en saluant Nicky du dos de sa main qui ne tient pas le guidon, sa jupe de soie voletant dans l’air stagnant de la canicule.

En ouvrant la porte de son jardin, Nicky entend Grosse Pelote lui rugir un « bâtard » bien senti. Impassible, Nicky enlève son bandana rose fluo, refermant derrière lui. 

SUITE, JEUDI PROCHAIN…

(Dessins générés par l’IA)

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