« En somme, si on oublie les shots de Mezcal à 3h du matin, le brainstorm nous a inspiré de sacrées bonnes idées » se dit Nicky, sautillant sur place au feu rouge. La tête dans le cul, le nez congestionné autant que l’Avenue, Nicky est là. Il a même pris le temps, après avoir déposé sa petite Vicky à la garderie, d’accorder une entrevue dernière minute, qu’il a tenté d’éviter, mais Gemini le directeur des communications de sa compagnie de disques veillait au grain.
-Come on Nicky! Un p’tit coup d’fil à Radio-Tralala avant d’partir en vacances! Les boomers t’apprécient, profites-en, ils achètent encore la musique ces gens-là! Ton prochain single sort vendredi, le momentum est idéal… pis t’es en d’mande, sois conscient d’ton privilège. J’en connais plusieurs qui prendraient ta place. C’est rough ces temps-ci, tsé… Fais-les rire, c’est toujours vendeur! Eh! Eh!
Que l’interview se fasse au téléphone a pesé fort dans la balance ; merci mesures
sanitaires.
Il faut dire aussi que Nicky est un homme de bonne humeur le matin (au lever, sa douce Emily a été étonnée de le voir chanter et danser en caleçon dans la cuisine, servir les jus et les toasts aux enfants, alors qu’elle l’a vu aux aurores, bouler dans son lit comme une roche).
En route vers chez-lui, une main sur le guidon, l’autre sur son portable, Nicky a
répondu aux questions frivoles de l’animatrice, avec entrain et humour ; moussant la sortie, dans deux jours, de Ca ira bien, second extrait radio de son album prévu à l’automne.
Le chanteur populaire, qui en donne souvent plus que le client en demande, s’est surpassé en partageant les dédales de son quotidien de papa en confinement.
-Ha! Ha! Ha! Mi-ange, mi-démon, on n’sait jamais si vous v’nez d’vous réveiller ou si vous avez fait la nuit blanche! Quel bonheur de vous avoir eu parmi nous ce matin, merci d’avoir pris le temps. Allez! Bonnes vacances papa Nicky et revenez-nous en forme! Ha! Ha! Ha!
Si l’on se fie aux décibels de rires qui résonnaient des haut-parleurs du téléphone de Nicky – si la théorie du rire de Gemini s’avère (et sachant que son single précédent, Goutte après goutte, lancé au début de la pandémie, joue en rotation forte sur plusieurs stations de radios et télés de l’empire Kubécom qui a acheté la chanson pour la campagne promotionnelle de Kum, sa nouvelle plate-forme numérique), sa chanson Ca ira bien se hissera elle aussi au sommet des ventes.
« Ouais ben… c’est cool tout ça! » se réjouit Nicky quelques secondes avant que le doute ne s’en mêle (en carence de sommeil, il a la confiance fragile). Bien qu’il soit content du buzz et enchanté de l’accueil qu’il a reçu ce matin, une voix intérieure le chatouille. Quelque chose ne tourne pas rond. « C’est comme trop beau pour être vrai. »
Le front qui perle, Nicky observe le cortège de véhicules alignés pare-chocs à pare-chocs. À quelques verges au-dessus du bitume, les vapeurs d’essence qui s’échappent des tuyaux dansent comme des hallucinations. Le décor tient en équilibre sur une lame de rasoir. À bon volume, ses écouteurs ne l’empêchent pas d’entendre les klaxons des chauffards qui s’impatientent. Que le feu passe au vert ne change rien, c’est un non-flux.
Lentement, Nicky se faufile entre un camion malaxeur et une décapotable, cherchant du regard un contact avec les yeux des conducteurs qui l’entourent. Personne n’est à l’abri d’une crise de rage au volant, il préfère valider son passage. Le stress, ça rend sournois. Des types comme « Jacques était un bon père de famille… », aux infos, on en voit tous les jours. Sur internet, ça prolifère. L’humain est un animal vulnérable, imprévisible, capable de cruautés extraordinaires. L’humain derrière un écran, pire encore.
L’inconscient collectif cherche des soupapes. C’est écrit dans les verres fumées du douchebag derrière le volant de son bolide de luxe. Sourire en coin, le nouveau riche examine Nicky de pied en cap : un coup de pédale et les genoux du joggeur à bandana sont bons pour la science.
-Pas pire ton ‘tit kit ! Y’en font tu pour les hommes ?!
Le outfit de Nicky semble plaire au conducteur, mais Nicky, casque d’écoute rose de sa fille sur le crâne, fait mine de ne pas avoir entendu la mauvaise blague, qu’il trouve très drôle, par ailleurs. Nicky lui renvoie un signe courtois de la tête, se dandinant le cul entre la ferraille. Il faut le voir traverser le marigot de macadam, gambader sur le rythme rock steady de sa chanson en majeur : une licorne avec un doigt dans le front. Aucun fait divers ; la paix. Bravo les gars!
Sur le trottoir qui borde le parc de la Montagne, Nicky croise une classe de la maternelle. Les élèves sont attachés dans des harnais reliés les uns aux autres. « On les prépare pour la suite du monde » pense Nicky qui sourit jaune, se demandant du même coup si le texte de sa chanson n’est pas un peu déprimant pour Monsieur et Madame Tout le monde. » Bah… Ils écoutent pas les paroles. C’est l’beat qui compte » philosophe-t-il, ravi d’entendre le bridge de sa chanson avec l’apparition mi-chantée, mi-rappée de Chill Bill.
Sensation de l’heure de la génération nouvelle, celui-là, c’est sans trop le connaître que Nicky l’avait invité à son studio ; et il n’est pas peu fier de son idée. Quand la voix de Chill Bill réapparaît à la coda, Nicky repense à Garcia au climax de la nuit qui, en vidant le sachet, ne tarissait pas d’éloges à propos du jeune premier…
-Chill Bill! Hot stuff, dude! Looks good on cam… Hermoso chico… Que bueno flash! T’as du piff… Check it out : una linea para ti, dos para mi, despues Pan! Pan! Pan! Ha! Ha!
Aïe! Ce matin est un autre jour. Nicky n’a plus vingt ans et il sait d’expérience que la HD sera sans pitié pour sa tête de roux bouffi. » Aweye sue, grosse face! » s’enhardit-il au pied de la montagne en contournant le monument dédié au politicien vire-capot, George-Etienne Cartier, ancien patriote canadien-français devenu Sir. « Putain! »
Nicky change l’ambiance en cliquant sur une playlist cinéma que SpoThiefy lui propose.
» A nous deux, volcan! «
SUITE, JEUDI PROCHAIN…
(Dessin généré par l’IA)